Ce que nous venons de décrire est bien évidemment une analyse a posteriori. Rien n'indique que de mystérieux initiés aient au cours de l'histoire, véhiculés un corpus doctrinal et rituel inchangé, qui se serait transmis à travers les cultes ésotériques, jusqu'aux corporations de métiers, pour enfin parvenir jusqu'à nous. Plus vraisemblablement nous utilisons aujourd'hui un amalgame symbolique qui s'est constitué peu à peu en système cohérent et structuré que nous appelons francmaçonnerie. Il est cependant aisé de montrer que philosophiquement, pour n'en rester qu'à ce niveau, la franc-maçonnerie est beaucoup plus proche des écoles de mystères dont nous venons de parler, que de la tradition biblique ou judéo-chrétienne. Prenons l'exemple du concept de vérité dans notre tradition, comparée aux religions bibliques. En général, la possibilité d'une connaissance objective de la vérité est pour nous écartée. Comme l'écrit notre frère G. E. Lessing : " si Dieu maintenait renfermé dans sa main droite toute vérité et, dans sa main gauche, l'unique élan toujours vif vers la vérité, tout en ajoutant que je me tromperais toujours et à jamais, et qu'il me dise : "Choisis", je tomberais avec humilité à sa droite et lui dirait "Père donne ! La pure vérité te revient à toi seul. "(G.E. Lessing, Duplik, 1977, Oeuvres complètes, V, 100) La relativité de toute vérité constitue une des bases de notre tradition. Comme le franc-maçon récuse toute foi dogmatique, il ne supporte pas non plus de dogme dans sa loge. Ce qui est demandé au franc-maçon, c'est donc d'être un homme libre, qui " ne connaît aucune soumission à un dogme et à une passion ". Cela entraîne un rejet fondamental de toutes les positions dogmatiques, ce qui s'exprime dans le lexique des francs-maçons de la façon suivante : " toutes les institutions qui reposent sur un fondement automatique, et dont l'Église Catholique peutêtre considérée comme la plus représentative, exercent une contrainte de foi ". (IFL, p. 374) Un tel concept de vérité n'est pas compatible avec le concept catholique de vérité, ni du point de vue de la théologie naturelle, ni du point de vue de la théologie révélée. Les écoles de mystères au contraire, sont multiples et variées dans leur interprétation de la vérité et de la façon d'y accéder. Mais une des constantes conduit à considérer que nous pouvons nous avancer vers la lumière de la vérité par la pratique des rites de l'initiation, la vertu personnelle liée à nos actes et nos pensées, ainsi que les efforts que nous faisons dans l'étude et la réflexion. La raison et la méditation philosophique nous élèvent vers la Vérité. Nous n'attendons rien comme une grâce qui descendrait du ciel, mais nous considérons que seuls nos efforts intellectuels et vertueux nous permettent de nous élever, de nous grandir, de devenir sans cesse plus responsables de ce que nous sommes et d'autrui. Cette idée n'est pas nouvelle. Comme nous le disions dans le premier paragraphe, elle est intimement liée à l'hermétisme et à la tradition néoplatonicienne. Ainsi nous pouvons lire dans le Corpus Hermeticum : " La vertu de l'âme est la connaissance, car celui qui connaît est bon et pieux et déjà divin. " (Corpus Hermeticum 10:9) " Il ne reste donc plus qu'à faire, ce que tu as toi-même entrepris : faire du bien à tous et imiter la divine nature qui est dans l'homme. " (Discours, I, 48a) Les méthodes furent évidemment différentes selon les écoles et comme nous le disions plus haut nous n'en héritons qu'indirectement. En effet les initiations des mystères disparurent pendant longtemps et ne furent véritablement retrouvées qu'à la Renaissance. Les textes anciens furent traduits. Pour certaines, les coutumes rituelles furent de nouveau pratiquées. Le milieu qui permit ce renouveau fut le Cercle Careggi à Florence. Campanella, Ficin, Giordano Bruno, Dante et bien d'autres réactivèrent spéculativement et rituellement certains des enseignements de l'hermétisme et de l'ésotérisme classique. Leurs efforts furent extrêmement importants dans la volonté de concilier, autant que cela était possible, la tradition chrétienne dans son interprétation la plus théologique pour ne pas dire kabbalistique et les textes hermétistes. Nous avons l'exemple de commentaires du dernier livre du Corpus Hermeticum, l'Asclepius qui associe la kabbale au platonisme. On peut relativement bien suivre la trace de la tradition néohermétiste à partir de cette époque. Sans entrer dans les détails, soulignons seulement que deux directions se révélèrent, qui aboutirent vraisemblablement toutes les deux à la franc-maçonnerie. La première demeura en Italie, tandis que l'autre atteignit la Grande Bretagne et les cercles d'Oxford. La franc-maçonnerie apparut sous la forme que nous lui connaissons, imprégnée des valeurs religieuses et spirituelles propres à son époque. Mais de nouveaux éléments apparurent. Certains frères dégagèrent de nouveaux éléments qu'ils rassemblèrent au sein de rites hermétistes et égyptiens. Leur intuition consista à replacer les rites maçonniques dans ce qui leur semblait la source originelle, ce que l'on pourrait au sens large appeler l'égypto-hellénisme. Bien qu’on ne posséda à cette époque que peu de connaissances historiques et archéologiques, le sentiment d'une parenté spirituelle se révéla plus fort. Les rites égyptiens de Cagliostro, de Memphis, de Misraïm, de Naples, etc. apparurent et se développèrent jusqu'à maintenant. Or, bien que l'intuition de départ fut tout à fait cohérente, la méconnaissance des corpus philosophiques, hermétistes et les données archéologiques que nous possédons aujourd'hui ne permirent pas réellement à ce que l'on peut appeler la maçonnerie égyptienne, de trouver sa voie et sa pleine expression. Comme nous l'avons dit, l'hermétisme implique un développement parallèle entre la raison et la spiritualité. De la même manière, la franc-maçonnerie spéculative cherche à associer la réflexion intellectuelle, en un mot l'exercice de la raison, à l'Initiation, véritable démarche spirituelle. Considérer ou pratiquer l'une sans l'autre pouvait être, selon nos lointains maîtres, source d'erreur, d'orgueil, vanité, autrement dit la porte ouverte aux passions. Mais l'étude intellectuelle est à comprendre de deux manières. Tout d'abord comme l'exercice constant de la raison critique, la présence d'un certain scepticisme méthodique nous aidant à conserver et à accroître notre liberté de pensée. C'est là le point central, car nous savons qu'il n'est pas toujours évident de former des esprits libres et respectueux d'autrui. Le deuxième aspect est la véritable étude intellectuelle des œ uvres du passé. Comme nous avons eu largement l'occasion de le montrer, nous vivons sur les épaules de nos prédécesseurs et il est fondamental de connaître l'héritage qui est le nôtre. Le méconnaître revient à ne pas percevoir la profondeur de nos rites et à ne pas acquérir les repères nécessaires à notre vie. Quant au développement spirituel impliqué dans la démarche initiatique, il convient de ne pas la confondre avec la pratique religieuse. En effet la spiritualité personnelle n'est en rien comparable à la pratique communautaire ou individuelle d'une religion. On peut par exemple parler d'une spiritualité laïque ou athée, ce qui semble évidemment incompatible avec la pratique d'une religion dogmatique. La spiritualité comprise sous cette forme correspond au dépassement de soi, à l'ascension vers un idéal de vertu. Il ne s'agit pas d'attendre qu'une grâce quelconque descende vers nous, ou qu'un quelconque sacrement nous place dans une position privilégiée vis à vis de nos actes et des responsabilités. Ici, dans la franc-maçonnerie, nous sommes responsables de ce que nous sommes et de ce que nous faisons. Nous avons conscience de la nécessité de nous dépasser sans cesse pour nous parfaire et tendre vers un idéal de vertu et d'équilibre. Les anciens hermétistes considéraient qu'il existait un principe divin impersonnel (Nous ou Nous Pater). Nous pourrions aujourd'hui le rapprocher de celui que nous appelons le GADLU. L'effort d'ascension, de retour vers cette harmonie d'où nous sommes issus nous conduit, selon eux, à ouvrir notre conscience à une réalité plus vaste, à une autre perception du monde et des êtres. La franc-maçonnerie dite égyptienne met fondamentalement l'accent sur cet aspect du développement de l'être. Mais paradoxalement, nous pouvons nous rendre compte que ce travail, à la fois philosophique et initiatique, ne peut s'effectuer avec sûreté et efficacité que dans un contexte rationnel et adogmatique. Il faut en effet une grande exigence et une grande rigueur pour pouvoir aborder la dimension spirituelle ou hermétiste sans glisser vers la superstition, la religiosité, le dogme ou la volonté de puissance. C'est à ce défi que la pratique et l'étude des rites égyptiens nous convie, à un dépassement de soi dans une quête de la liberté de pensée et une fidélité indéfectible envers ceux qui n'ont eu de cesse comme nous, de construire des temples à la Vertu. J.L. de Biasi